L’Intersectionnalité et l’analyse différenciée selon les sexes plus (ADS+) : Comprendre les complexités des inégalités

Publié le 6 mars 2024

Dans sa définition la plus simple, l’intersectionnalité est la théorie qui étudie comment différentes catégories sociales (comme le genre, la race, la classe ou l’orientation sexuelle) s’entrecroisent et influencent les expériences vécues par les individus. Dans cet article , nous détaillerons la nature de l’intersectionnalité, reviendrons sur ses racines historiques, et discuterons de son utilité et de sa pertinence tant dans le domaine de la recherche (comme c’est le cas pour l’Observatoire québécois des inégalités) qu’au sein des organisations et de la mise en place de politiques publiques.

Intersectionnalité et ADS+: de la théorie à l’outil d’analyse

L’intersectionnalité est une théorie qui repose sur plus d’un demi-siècle de recherche en sciences sociales qui reconnaît que les différentes formes d’oppression et de privilège sont intrinsèquement liées et qu’elles ne peuvent pas être comprises de manière isolée, c’est-à-dire que celles-ci s’imbriquent les unes aux autres. Un exemple parlant pour bien illustrer la pertinence de l’intersectionnalité concerne les écarts de salaire entre les hommes et les femmes au Québec. Par exemple, pour l’année 2021-2022, les femmes ont gagné en moyenne 90 % du salaire des hommes. Cependant, lorsque l’on prend en compte l’intersection des identités, on découvre une réalité bien plus complexe… Les femmes racisées et immigrantes, par exemple, ont gagné en moyenne seulement 78 % du salaire des hommes nés au Canada1 . Cette nuance permet de mettre en lumière l’importance de l’intersectionnalité pour dévoiler des inégalités spécifiques et interconnectées qui affectent certaines populations de manière disproportionnée. En explorant davantage les données à travers ce filtre, d’autres exemples de disparités liées à des intersections multiples peuvent être identifiés, contribuant ainsi à une compréhension plus complète des enjeux d’inégalités.

L’analyse différenciée selon les sexes et intersectionnelle (ADS+) est une approche qui intègre l’intersectionnalité dans l’analyse des politiques publiques, des pratiques institutionnelles et des recherches. Elle est, pour ainsi dire, la mise en pratique concrète de l’intersectionnalité par une démarche d’analyse impliquant la prise en compte de données désagrégées (c’est-à-dire décomposées par sous-catégories), de méthodologies impliquant des données qualitatives et une prise en compte des notions de pouvoir et de hiérarchie possibles dans la mise en place de projets. Elle reconnaît que les politiques et les décisions prises par les gouvernements, les entreprises et d’autres institutions peuvent avoir des impacts différents sur les individus en fonction de leurs multiples intersections. L’ADS+ vise à identifier ces impacts différenciés pour mieux comprendre les inégalités et élaborer des solutions plus équitables pour tous.

L’intersectionnalité : un concept qui prend place dans la mobilisation sociale

L’intersectionnalité est un concept qui a évolué au fil du temps, trouvant ses racines dans les mouvements sociaux du XIXe siècle et se développant jusqu’à devenir un cadre théorique essentiel pour comprendre les inégalités interconnectées dans notre société.

Les premières graines de l’intersectionnalité ont été plantées par des figures telles que Sojourner Truth aux États-Unis, dont le discours « Ain’t I a Woman? » de 1851 a été un jalon dans la reconnaissance des discriminations croisées. Militante abolitionniste et fervente défenseuse des droits des femmes, Sojourner Truth a mis en lumière la superposition complexe des identités de genre et raciales, révélant comment les femmes noires subissaient une oppression doublement accentuée à cause de leur race et de leur genre2. Son discours historique a souligné cette intersection des luttes, bien avant que le concept d’intersectionnalité ne soit explicitement nommé. A travers ses mots, Truth a jeté les bases d’une prise de conscience plus large des inégalités entrelacées, fondamentale dans le combat pour les droits des femmes et des minorités raciales.

Ne suis-je pas une femme ?

Extrait, traduction libre de l’anglais au français

« Eh bien, les enfants, là où il y a tant de vacarme, il doit y avoir quelque chose qui cloche. Je pense qu’entre les noirs du Sud et les femmes du Nord, tous parlant de droits, les hommes blancs vont se retrouver dans une situation délicate assez rapidement. Mais de quoi parle-t-on ici, au juste ?
Cet homme là-bas dit que les femmes doivent être aidées à monter dans les carrioles, et soulevées par-dessus les fossés, et avoir la meilleure place partout. Personne ne m’aide jamais à monter dans les carrioles, ou à traverser les flaques de boue, ou ne me donne la meilleure place ! Et ne suis-je pas une femme ? Regardez-moi ! Regardez mon bras ! J’ai labouré et planté, et amassé dans les granges, et aucun homme ne pouvait me surpasser ! Et ne suis-je pas une femme ? Je pourrais travailler autant et manger autant qu’un homme – quand je pouvais l’obtenir – et supporter le fouet aussi bien ! Et ne suis-je pas une femme ? J’ai donné naissance à treize enfants, et vu la plupart d’entre eux vendus à l’esclavage, et quand j’ai crié avec la douleur d’une mère, seul Jésus m’a entendue ! Et ne suis-je pas une femme ? »
– Sojourner Truth, 1851.

bell hooks, crédit The bell hooks Institute

Les années 1960 et 1970 ont marqué un tournant avec l’émergence des « Feminists of Color » aux États-Unis, et des mouvements similaires dans le monde entier. Ces militantes, dont Audre Lorde, bell hooks, et Angela Davis, ont contesté les limites du mouvement féministe dominant, soulignant l’exclusion des femmes non-blanches3.

L’intersectionnalité, bien que profondément enracinée dans les luttes sociales américaines, a été façonnée et enrichie par des mouvements parallèles à travers le monde, qui ont mis en lumière la complexité des formes d’oppression et de résistance. En Amérique latine, par exemple, les mouvements autochtones et féministes ont mis en avant l’intersection unique de l’oppression coloniale et du sexisme4. On peut penser à des femmes comme Rigoberta Menchú, Berta Cáceres ou encore Dolores Cacuango qui ont souligné comment les femmes autochtones étaient confrontées à des formes spécifiques de discrimination résultant à la fois de leur origine et de leur genre, des enjeux souvent ignorés ou minimisés dans les discours féministes dominants centrés sur l’expérience des femmes occidentales blanches5. De manière similaire, en Afrique et en Asie du Sud, la lutte contre le colonialisme et pour l’émancipation des femmes a révélé des dynamiques intersectionnelles complexes. Des femmes comme Gayatri Chakravorty Spivak, Chandra Talpad Mohanty, Wangari Maathai et Chimamanda Ngozi Adichie ont lutté contre les vestiges du colonialisme, le patriarcat, et les tensions ethniques et/ou religieuses6.

Kimberlé Crenshaw, une juriste et militante de renom, a été cruciale dans la conceptualisation de l’intersectionnalité. Son analyse d’une affaire judiciaire impliquant General Motors (GM) et une femme noire, mère monoparentale, a mis en évidence les lacunes de GM dans la reconnaissance des discriminations croisées. GM prétendait ne pas être raciste ni sexiste en employant respectivement des hommes noirs et des femmes blanches, ignorant ainsi la situation spécifique de discrimination vécue par cette femme en raison de son identité raciale et de son genre7. Crenshaw a utilisé pour la première fois le terme « intersectionnalité » pour décrire cette complexité, soulignant que sans une compréhension de ces intersections, les inégalités ne peuvent être pleinement comprises ni correctement abordées8. L’affaire a démontré l’importance de l’intersectionnalité comme outil pour déceler et combattre les systèmes d’oppression complexes dans la société.

L’importance de l’intersectionnalité en recherche

Au-delà d’une simple définition, l’intersectionnalité se révèle être un outil de recherche indispensable, offrant un filtre à travers lequel les complexités des expériences humaines peuvent être analysées et comprises.

En effet, le filtre ADS+ est essentiel car il reconnaît que les individus ne sont pas définis par une seule facette de leur identité. En prenant en compte les multiples aspects tels que le genre, la race, la classe sociale, l’orientation sexuelle, et bien d’autres, les chercheurs et chercheuses peuvent comprendre comment ces différentes dimensions interagissent pour influencer les expériences de vie. De plus, cette approche aide à identifier les formes spécifiques de discrimination et d’inégalités qui peuvent être négligées dans les analyses plus traditionnelles. Elle révèle comment certaines combinaisons d’identités peuvent conduire à des expériences uniques de marginalisation.

À l’Observatoire québécois des inégalités, l’ADS+ se révèle essentielle pour décrypter les complexités des réalités vécues par la population québécoise. Pour illustrer son application dans l’étude des inégalités, prenons la situation du logement au Québec, et considérons trois cas hypothétiques de femmes cherchant à louer un logement. Ces exemples mettent en lumière comment différentes combinaisons d’identités et de circonstances peuvent impacter de manière distincte leurs expériences de recherche de logement. Chaque scénario révèle des défis uniques résultant de l’intersection de divers facteurs tels que le genre, la situation familiale, la situation économique et la race.

Dans les trois exemples ci-haut :

  • Un couple hétérosexuel cherchant un logement avec des enfants peut rencontrer des réticences de la part des propriétaires, préoccupés par le bruit ou les dommages potentiels causés par les enfants. En effet, avoir des enfants constitue un facteur courant de discrimination en termes de logement9. Néanmoins, en tant que famille traditionnelle, ce couple peut bénéficier d’un certain favoritisme, reflétant une acceptation sociale plus large de leur statut familial.
  • Une mère célibataire avec enfants fait face non seulement au stigmate associé à la présence d’enfants, mais aussi à des préoccupations financières, étant la seule pourvoyeuse de sa famille. Les propriétaires peuvent douter de sa capacité à payer le loyer ou à entretenir la propriété, reflétant des préjugés sur la stabilité financière des familles monoparentales.
  • Lorsqu’une mère monoparentale est également racisée, elle rencontre une couche supplémentaire de discrimination. Outre les défis liés à son statut familial et économique, elle doit naviguer à travers les préjugés et stéréotypes raciaux10. Cette discrimination croisée peut rendre sa recherche de logement encore plus difficile, les propriétaires étant susceptibles d’avoir des réticences fondées sur des préjugés raciaux. Si elle vient d’arriver au Québec sans historique de crédit ou de location dans la province, elle se heurte à un niveau supplémentaire d’obstacles.

Plusieurs autres intersections auraient pu être évoquées ici. Par exemple, la situation se complique davantage si cette femme vit avec un handicap, ajoutant une dimension de capacitisme à sa lutte. Les obstacles tels que la difficulté à trouver un logement adapté à ses besoins spécifiques exacerbent ses difficultés.

Ces exemples illustrent l’importance cruciale d’une approche intersectionnelle dans la recherche au Québec. D’abord pour comprendre les nuances des données quantitatives et les différents niveaux de complexité dans une problématique donnée, mais aussi pour s’assurer de répondre aux besoins de tous les membres de la société concernée par un enjeu donné et ne laisser personne derrière.

Références :

1 : « Perspective intersectionnelle sur l’écart salarial entre les genres au Canada », Statistique Canada, 21 septembre 2023. En ligne : https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/45-20-0002/452000022023002-fra.htm

2 : Smiet, K. (2020). Sojourner truth and intersectionality: Traveling truths in feminist scholarship. Routledge.

3 : Kawachi, K. (1986). Feminists of Color and Their Diverse Participation in the US Women’s Movement. The American Review, 1986(20), 114-140.

4 : Viveros-Vigoya, M. (2023). The Travels of Intersectionality in Latin America: Bringing the Desks Out onto the Streets. In The Routledge International Handbook of Intersectionality Studies (pp. 55-67). Routledge.

5 : Viveros Vigoya, M. (2015). L’intersectionnalité au prisme du féminisme latino-américain. Raisons politiques, (2), 39-54.

6 : Mohanty, C. T. (1984). Under Western eyes: Feminist scholarship and colonial discourses. Boundary 2, 333-358.

7 : Ruíz, E. (2017). Framing intersectionality.

8 : Crenshaw, K. (1995). Mapping the margins. Critical race theory: The key writings that formed the movement, 3(15), 357-383.

9 : «Discrimination systémique dans le milieu locatif québécois: quand trouver un logement est une véritable course à obstacles». RCLALQ, 2021. En ligne:https://rclalq.qc.ca/wp-content/uploads/2021/06/Enquete-discrimination-2021.pdf

10 : Amélie Cousineau, Centre des femmes d’ici et d’ailleurs, Rapport de recherche : les besoins des femmes racisées dans le quartier Villeray, 2018

Cet article a été rendu possible grâce à l’appui de Mission inclusion.

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