Thème: Économie
Publié le 18 août 2022
Il faudra sans doute attendre encore un certain temps avant de voir de quelle façon la pandémie aura permis de rebrasser les cartes de la situation de la pauvreté au Québec. Les mesures de faible revenu actuellement disponibles (mesure du panier de consommation – MPC, mesure de faible revenu – MFR, etc.), qui permettraient d’estimer une quelconque corrélation entre la pandémie et la pauvreté, ne couvrent pas encore toute la période de la pandémie. Les indications à ce jour seront tantôt anecdotiques, tantôt partielles. Il nous faudra par conséquent accepter de vivre encore un certain temps avec beaucoup plus de questions que de réponses.
Depuis l’adoption en 2002 de la loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale (L.R.Q., chap. L-7), plusieurs initiatives en ont découlé qui ont sans doute permis d’augmenter la sensibilité des chercheurs et de l’opinion publique à l’égard des questions de pauvreté. Les initiatives sont venues, pour plusieurs, de la société civile. C’est peut-être ce qui fait qu’on se préoccupe aujourd’hui de façon aussi rapide de cette question de l’impact de la pandémie sur la pauvreté.
Pandémie : quelques questions de recherche
On peut déjà distinguer certains sujets, l’impact de la Covid-19 bien sûr selon certaines catégories socio-démographiques :
- a-t-elle davantage affecté les jeunes, les personnes âgées ?
- la vaccination a-t-elle connu les mêmes succès dans toutes les tranches d’âges, etc.)
Sur ces points et de nombreux autres, nous disposons déjà de données épidémiologiques, mais pas encore de données qui permettraient de mesurer l’impact selon les catégories socio-économiques.
Reste à voir ainsi comment le portrait de la pauvreté a pu être modifié. Dans l’optique d’un impact direct de la pandémie :
- la maladie a-t-elle affecté les plus pauvres, sous les angles des hospitalisations, des soins intensifs, de la mortalité ?
- la vaccination a-t-elle eu les mêmes succès auprès des populations les plus vulnérables ?
Dans l’optique d’un impact indirect de la pandémie, du fait du confinement et du déploiement d’un certain filet de protection :
- comment se sont réparties les pertes d’emplois liées au confinement ?
- l’accès au télétravail a-t-il aussi généralisé auprès des plus pauvres ?
- les compensations totales ou partielles prodiguées par les programmes d’urgence mis en place (PCU, PCRE, etc.) ont-elles contribué à réduire les taux de faible revenu ?
Au total, on pourra poser comme hypothèses que les populations les plus défavorisées ont pu souffrir davantage de la Covid, mais que certains segments ont pu aussi profiter des prestations d’urgence, établissant ainsi une configuration inédite des situations de pauvreté au Québec Une première estimation de l’évolution de la pauvreté à l’aide de la MPC vient de paraître, sous la plume d’Alain Noël, où la comparaison est effectuée entre 2019 et 2020, pour l’ensemble dans toutes les provinces et selon l’âge.
Source : Noël, Alain (2022)[1]
À partir de la même source de données de l’Enquête sur le revenu de Statistique Canada, nous avons pour notre part observé les changements entre 2019 et 2020 pour les types de famille économique au Canada et au Québec. Les constats de la diminution des taux de faible revenu selon la MPC vont exactement dans le même sens.
Taux de personnes à faible revenu selon la mesure du panier de consommation (MPC), base de 2018, Canada et Québec, 2019 et 2020
F : Ne peut être publié
Source : Statistique Canada (2022)[2], compilation de l’auteur.
Bref, doit-on souhaiter d’autres pandémies pour voir les taux de faible revenu diminuer de façon aussi spectaculaire?
La période couverte ici ne correspond qu’au début de la pandémie, il ne s’agit peut-être que d’un feu de paille, le temps de la durée des prestations d’urgence et autres mesures pour lesquelles les gouvernements, tant au fédéral qu’au Québec, ont consenti des efforts significatifs.
Par ailleurs, les montants alloués dans le cadre des mesures d’urgence (PCU, PCRE, autres) entraîneront-ils le réexamen de la générosité relative des filets actuels de protection sociale?
Un stratificateur en guise de variable de la position sociale
Mais au-delà des mesures de faible revenu, l’Indice de défavorisation matérielle et sociale (IDMS) nous apparaît comme beaucoup plus prometteur pour bien mesurer l’impact de la pandémie sur la pauvreté. Les pages qui suivent devraient permettre d’en modéliser l’application à cette fin.
Les personnes ne se rendent pas dans les hôpitaux avec leur rapport d’impôt, il n’est donc pas facile de caractériser leur milieu d’appartenance socio-économique. Le code postal permet toutefois d’identifier des moyennes de diverses variables pour des « aires de diffusion », concept géographique de 400 à 700 personnes.
S’inspirant des travaux de Townsend sur la privation relative en Grande-Bretagne, Pampalon et Raymond[3] ont recherché les prédicteurs de la variation sur le territoire de divers problèmes sociaux.
L’indice[4] comporte deux dimensions, que les auteurs ont nommé « dimension matérielle » – la pauvreté au sens plus classique, et « dimension sociale », un révélateur de l’isolement social ou de l’éloignement relatif par rapport à un réseau de soutien et d’entraide.
La dimension matérielle est révélée par :
- Revenu : Le revenu moyen des personnes de 15 ans et plus
- Emploi : La proportion de personnes occupées (ayant un emploi) chez les 15 ans et plus
- Scolarité : La proportion de personnes sans certificat ou diplôme d’études secondaires
La dimension sociale est révélée par :
- Vivre seul-e : La proportion de personnes vivant seules
- État matrimonial : La proportion de personnes veuves, séparées, divorcées
- Famille monoparentale : La proportion de familles monoparentales
Ces six variables tirées des recensements canadiens expliquent autour de 70 % de la variance des problèmes sociaux examinés sur le territoire.
Chaque territoire peut être caractérisé à l’aide d’un rang centile pour chacune des variables retenues (limites inférieures et supérieures des diverses variables), dont la moyenne, pour chacune des dimensions matérielle et sociale, est ensuite associée à un quintile (20 %), correspondant à un découpage en cinq parties égales. L’IDMS peut bien sûr être suivi à l’aide de divers outils cartographiques. [5]
Mesures d’inégalités
Des mesures d’inégalités doivent également être observées. Dans le domaine de la santé, la pauvreté et les inégalités socio-économiques se sont ajoutées au cours des dernières décennies aux habitudes de vie en tant que déterminants de la santé et du bien-être :
- ces habitudes sont elles-mêmes conditionnées par l’influence des milieux socio-économiques;
- cela permet aussi de célébrer le triomphe de certaines des idées des sciences sociales [6] (pauvreté en tant que phénomène social, les inégalités sociales ne sont pas une fatalité), qui n’avaient pas toujours eu bonne presse.
C’est ainsi qu’on s’est intéressé depuis des années aux inégalités sociales de santé, ce qui est pertinent pour l’étude de l’impact direct de la pandémie, mais qui peut également servir pour les impacts indirects (confinement, accès au télé-travail, aux prestations d’urgence, etc.).
L’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS, 2008) [7] avait d’abord suggéré de mesurer le statut socio-économique à l’aide d’un indice de défavorisation, puis de revenir quelques années plus tard (ICIS, 2016)[8] pour suggérer quatre indicateurs qui pouvaient être mis en relation avec les quintiles de revenu. On a ainsi suggéré de mesurer l’inégalité sur une échelle absolue (différence), de même que sur une échelle relative (ratio).
- La différence des taux de disparité (DTD) représente la différence absolue; elle est calculée en soustrayant le taux le plus élevé et le taux le plus faible.
- Le ratio des taux de disparité (RTD) représente la différence relative; il est calculé en divisant le taux le plus élevé (habituellement celui au niveau de revenu le plus faible) par le taux le plus faible (habituellement celui au niveau de revenu le plus élevé).
On a aussi mesuré les répercussions des inégalités liées au revenu dans toutes les catégories de revenu (i.e. dans tous les quintiles de revenu).
- La réduction potentielle du taux (RPT) représente la réduction potentielle en pourcentage du taux d’un indicateur de santé si tous les niveaux de revenu affichaient le même taux que celui observé au niveau de revenu le plus élevé.
- Le nombre de personnes à risque au sein de la population (NPRP) sert à convertir la RPT en nombre approximatif de cas qui pourraient être évités si le taux à tous les niveaux de revenu était le même que celui au niveau de revenu le plus élevé.
L’INSPQ[9] pour sa part a suggéré les cinq indicateurs suivants :
- Différence entre les quintiles extrêmes de la défavorisation (Q5 / Q1)
- Ratio entre les quintiles extrêmes de la défavorisation (Q5 / Q1)
- Fraction attribuable à la défavorisation dans la population (FAP)
- Nombre de cas attribuable à la défavorisation dans la population (NCA)
- Indice de concentration
L’INSPQ a toutefois suggéré de les croiser non pas avec les quintiles de revenu, mais avec les quintiles de la défavorisation matérielle et sociale. Même si l’ICIS et l’INSPQ n’ont pas retenu les mêmes appellations des divers indices suggérés, les définitions sont demeurées strictement identiques. L’INSPQ enfin a aussi proposé l’ajout d’un « indice de concentration », qui s’inspire de la logique du coefficient de Gini, universellement connu comme indicateur d’inégalités. En comparant les suggestions de l’ICIS et de l’INSPQ, nous obtenons le tableau synthèse suivant :
ICIS |
INSPQ |
La différence des taux de disparité (DTD) |
Différence entre les quintiles extrêmes de la défavorisation (Q5 / Q1) |
Le ratio des taux de disparité (RTD) |
Ratio entre les quintiles extrêmes de la défavorisation (Q5 / Q1) |
La réduction potentielle du taux (RPT) |
Fraction attribuable à la défavorisation dans la population (FAP) |
Le nombre de personnes à risque au sein de la population (NPRP) |
Nombre de cas attribuable à la défavorisation dans la population (NCA) |
|
Indice de concentration |
Les mesures entre deux groupes (différence et ratio), sont plus simples à calculer et à interpréter. Des exemples tirés des données épidémiologiques ont été publiés très régulièrement depuis les débuts de la pandémie (hospitalisations et décès selon l’âge, etc., qu’il faudrait répliquer selon les quintiles de défavorisation – Q5 / Q1).[10]
Les mesures entre tous les groupes (nombre de cas attribuables, fraction attribuable et indice de concentration) sont plus complexes à calculer, mais permettent de brosser un portrait plus complet des inégalités. En effet, afin de prendre en compte les inégalités, il suffit d’observer, à partir de la fraction attribuable à la défavorisation, la somme de tous les dépassements des hospitalisations et de la mortalité dans les quintiles autres que le plus favorisé. La question à retenir est alors la suivante : dans quelle mesure le facteur de protection du quintile le plus favorisé, s’il s’était appliqué à l’ensemble de la population, aurait permis d’éviter des hospitalisations et des décès liés à la Covid-19 ?
D’autres travaux ont aussi commencé à être menés et mériteront d’être suivis au cours des prochaines années, dont l’Indice québécois de vulnérabilité sociale de Christine Blaser[11], accompagné d’outils cartographiques[12] qui s’apparentent aux cartes de l’IDMS. Un suivi de la vulnérabilité sociale est d’ailleurs déjà en cours à l’INSPQ.[13]
Rendez-vous en 2028
Il est vraisemblable de croire que plusieurs des questions qu’on se pose actuellement sur les liens entre la pandémie et la pauvreté ne pourront être illustrées statistiquement qu’en 2028.
- L’indice de défavorisation (IDMS), beaucoup plus riche que les simples mesures de faible revenu (MPC, MFR, etc.), ne peut être calculé qu’avec les recensements. Le prochain sera celui de 2026.
- Trois des variables de l’IDMS proviennent du questionnaire court, les trois autres du questionnaire long, dont les données ne sont habituellement rendues disponibles que deux ans après la tenue du recensement, ce qui nous amène en 2028.
- Les données sur le revenu porteront sur ceux de 2025, l’année complète avant la tenue du recensement. À la condition que la pandémie soit à peu près chose du passé en 2025 (ce qui est encore loin d’être certain), nous serons alors en mesure d’illustrer les indicateurs proposés dans le cadre de cette modélisation.
Les questions de recherche indiquées au début devraient alors trouver certaines réponses :
- Dans l’optique d’un impact direct de la pandémie :
- Quelle est la différence et le ratio entre les extrêmes (Q5 / Q1) pour les hospitalisations dues à la Covid, pour la mortalité, pour les soins intensifs, pour la vaccination?
- Quel est le nombre de cas attribuable à la défavorisation (NCA) et la fraction attribuable à la défavorisation dans la population (FAP)?
- Bref, dans quelle mesure le facteur de protection du quintile le plus favorisé, s’il s’était appliqué à l’ensemble de la population, aurait permis d’éviter des hospitalisations et des décès?
- Dans l’optique d’un impact indirect de la pandémie, du fait du confinement et du déploiement d’un certain filet de protection :
- Quelle est la différence et le ratio entre les extrêmes (Q5 / Q1) pour la répartition des pertes d’emplois liées au confinement, l’accès au télétravail, l’accès aux prestations d’urgence ?
- Quel est le nombre de cas attribuable à la défavorisation (NCA) et la fraction attribuable à la défavorisation dans la population (FAP) pour chacun de ces objets ?
Au total, on pourra poser comme hypothèses que les populations les plus défavorisées matériellement et socialement ont pu souffrir davantage de la Covid, mais que certains segments ont pu aussi profiter des prestations d’urgence, établissant ainsi une configuration inédite des situations de pauvreté au Québec.
À l’Observatoire québécois des inégalités d’y revenir avec toutes les réponses en 2028 !
[1] Noël, Alain (2022), moins de pauvres en pandémie, Options politiques, 2 mai.
[2] Statistique Canada (2022), tableau 11-10-0136-01, statistiques du faible revenu selon le type de famille économique
[3] Pampalon, Robert et Guy Raymond (2003), « indice de défavorisation matérielle et sociale : son application au secteur de la santé et du bien-être », Santé, société et solidarité, Revue de l’OFQSS, 1 : 191-208.
[4] Les travaux plus contemporains sur l’IDMS sont menés par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), voir : Gamache, Philippe, Denis Hamel et Christine Blaser (2019), l’indice de défavorisation matérielle et sociale, en bref, guide méthodologique, INSPQ, mai, 10 p.
[5] Site du MSSS; voir ici pour les données et un autre environnement cartographique.
[6] Voir notamment Link, Bruce G. et Jo Phelan (1995), « social conditions as fundamental causes of disease », Journal of Health and Social Behavior, 35 : 80-94.
[7] Institut canadien d’information sur la santé (2008), réduction des écarts en matière de santé un regard sur le statut socioéconomique en milieu urbain au Canada, Ottawa, 171 p.
[8] Institut canadien d’information sur la santé (2016), tendances des inégalités en santé liées au revenu au Canada – révisé en juillet 2016, Ottawa, ICIS, 310 p.
[9] Pampalon, Robert et al. (2013), une stratégie et des indicateurs pour la surveillance des inégalités sociales de santé, INSPQ, 81 p.
[10] Voir aussi cet exemple américain sur le ratio des risques selon les groupes raciaux-ethniques, que les Américains considèrent comme des marqueurs de statut socio-économique : Center For Disease Control (CDC), 29 avril 2022.
[11] Blaser, Christine (2021), indice québécois de vulnérabilité sociale dans un contexte de covid-19 , École de santé publique de l’Université de Montréal, septembre, 58 p.
[12] Voir le site de l’INSPQ.
[13] Bernier, Nicole F. (2021), réduire les vulnérabilités et les inégalités sociales : tous ensemble pour la santé et le bien-être, INSPQ, 51 p.