Thème: Besoins essentiels, Économie
Publié le 29 avril 2024
Mon parcours du combattu
Ce texte a été prononcé le 3 avril 2024, à Montréal, à l’occasion du Forum patrimoine et santé. Ce forum a réuni une centaine de personnes issues d’horizons variés s’intéressant aux enjeux des inégalités de patrimoine et aux solutions pour les réduire. Pair chercheuse au Comité de gouvernance de la Chaire de recherche sur la réduction des inégalités sociales de santé de l’UQAM, Julie Sanfaçon offre sa lecture à partir de son expérience vécue.
Par Julie Sanfaçon
« Autant à l’échelle provinciale qu’à l’échelle fédérale, les programmes sociaux, dans leur conception et dans leur mise en œuvre, empêchent la rétention et l’accumulation de la richesse. Aucun de ces programmes ne permet à une personne de sortir de la pauvreté, car ils sont tous insuffisants. L’endettement devient donc une conséquence indirecte de ces programmes sociaux.
Dans un premier temps, il y a une perte de la capacité de rétention du patrimoine. Pour qu’une personne puisse présenter une demande au programme d’aide sociale, la seule porte d’entrée vers une aide de dernier recours au Québec, elle doit avoir déjà considérablement réduit ses avoirs liquides; en 2024, ce montant est de 887 $ en banque au moment de la demande d’aide sociale pour une personne seule. En d’autres mots, pour avoir accès au programme d’aide sociale, il faut que notre situation empire avant qu’on s’imagine qu’elle va s’améliorer, puis, dans la réalité, elle ne s’améliore pas.
Dans un deuxième temps, il y a une perte de la capacité d’accumulation du patrimoine, une fois une personne devenue prestataire d’aide sociale. Ces programmes sociaux ne couvrent pas les besoins essentiels d’une personne. Par exemple, ils ne couvrent pas la moitié du seuil du panier de consommation. Il est donc très difficile ou impossible de conserver un patrimoine, étant donné une existence en mode survie.
Pour illustrer cette dynamique, voici ce que j’appelle mon « Parcours du combattu ».
À la suite d’un diagnostic d’une maladie chronique grave et permanente, je suis devenue prestataire d’aide sociale.
Comme prestataire du programme d’aide sociale, j’étais incapable de payer mes comptes et mon loyer au complet. De plus, je n’avais plus les moyens financiers nécessaires pour faire face aux frais supplémentaires que doivent payer les personnes handicapées comme moi pour des services qui nous permettent d’améliorer notre quotidien. Je me suis donc endettée de façon considérable, et les pressions financières liées à mon handicap, qui étaient déjà présentes, sont devenues encore plus lourdes. N’oublions pas que plusieurs crédits d’impôt au provincial et au fédéral, notamment pour les personnes handicapées, sont des crédits non remboursables.
Lorsque j’ai fait face à une contrainte sévère à l’emploi, je suis devenue prestataire du programme de solidarité sociale. J’ai enfin réussi à payer tous mes comptes. Cependant, j’ai déjà vidé mon compte en banque pour pouvoir présenter une demande au programme d’aide sociale. En plus, je me suis déjà endettée jusqu’au cou pour me rendre jusque-là.
Les répercussions…
Je me sens enchainée par ces programmes sociaux. Je fais face à des contraintes physiques et organisationnelles majeures et je n’ai pas la santé pour travailler. Donc je n’ai pas accès aux mécanismes pour m’assurer un patrimoine. C’est une condamnation à vie.
Les contraintes de ces programmes sociaux font que l’accumulation de la richesse est difficile, voire impossible. Si une personne prestataire d’aide sociale acquiert un patrimoine, une succession par exemple, elle pourrait ne plus répondre aux critères d’admissibilité aux programmes d’aide sociale. En d’autres mots, une personne prestataire d’aide sociale peut posséder un patrimoine, mais celui-ci pourrait l’exclure de ce programme, donc la retourner vers la case départ : réduire ses avoirs liquides et présenter une demande.
Une personne qui hérite d’une maison pourrait faire face à la pression de la vendre ou de renoncer à la succession. On peut acquérir un patrimoine, mais on peut difficilement le conserver. Si on ne peut pas le conserver, on ne peut pas le transmettre.
[Prenons l’]exemple d’une famille dans laquelle il y a eu une transmission de la richesse, car il y a eu une acquisition et une transmission d’un héritage, notamment des propriétés et des terrains. Il y a une transmission intergénérationnelle de la richesse. [Prenons un autre] exemple d’une famille dans laquelle trois générations sont prestataires de l’aide sociale. Cette famille ne part pas de la même case départ que [la première] famille. Certaines familles peinent à garder la tête hors de l’eau et n’ont pas réussi à accumuler de la richesse et à la partager avec leurs proches. Il y a une transmission intergénérationnelle de la pauvreté.
[En conclusion], les personnes n’ont pas accès aux mêmes mécanismes d’acquisition, de rétention, de partage et de transmission de patrimoine. En d’autres mots, ça prend du patrimoine pour avoir du patrimoine.
Cette dynamique occasionne des effets pernicieux sur les personnes, non seulement sur leur patrimoine financier, mais aussi dans d’autres sphères de leur vie, au niveau social et humain. »