Thème: Besoins essentiels, Économie
Publié le 25 avril 2024
Je vais vous parler de mon patrimoine
Ce texte a été prononcé le 3 avril 2024, à Montréal, à l’occasion du Forum patrimoine et santé. Ce forum a réuni une centaine de personnes issues d’horizons variés s’intéressant aux enjeux des inégalités de patrimoine et aux solutions pour les réduire. Pair chercheur au Comité de gouvernance de la Chaire de recherche sur la réduction des inégalités sociales de santé de l’UQAM, Pierre Cardinal livre son point de vue à partir de son expérience vécue. Pierre est prestataire du programme de revenu de base de l’aide de dernier recours réservé aux personnes qui ont des contraintes à l’emploi sévères et persistantes.
Par Pierre Cardinal
« Je vais vous parler de mon patrimoine. Quelques boîtes contenant des tasses en porcelaine, des plats en faïence, un thermos en argent, reçus en héritage, vestiges d’un passé familial révolu et que je garde précieusement, empilées dans un coin de mon salon. Puis un fauteuil que j’ai dû me résigner à jeter tellement il était en mauvais état, qui faisait partie des meubles pour l’achat desquels mes parents s’étaient endettés lors de leur mariage. Et finalement, quelques dollars placés dans un REER, du temps où j’ai occupé un emploi comme salarié. Voilà!
Il n’y a plus de place dans ma vie actuelle pour le patrimoine s’il signifie accumulation de richesse, épargne ou, encore moins, accès à la propriété. Tout ça est bien loin des préoccupations de celui dont le revenu couvre difficilement les besoins de base et qui vit depuis toujours avec la peur de manquer d’argent. La pauvreté a des effets dommageables sur ma santé mentale, amplifiant mes troubles anxieux. Comment prioriser sainement mes besoins comme le logement, la nourriture, les vêtements, le transport, les soins de santé et d’hygiène, les loisirs? C’est mon alimentation qui en souffre le plus. Je ne sais plus quoi manger, l’anxiété m’empêche de faire des choix facilement à l’épicerie. Je m’impose trop de critères à respecter : le rapport qualité/prix, mes goûts personnels, la facilité de préparation des aliments, les contraintes imposées par le diabète et le cholestérol. Souvent je suis revenu chez moi sans avoir rien acheté! J’ai fréquenté une banque alimentaire durant quelques années; on n’y trouvait que très peu d’aliments frais et sains, surtout des aliments préparés aux hauts taux de gras, de sel et de sucre, et toujours le même menu d’un mois à l’autre. J’ai souffert d’anémie causée par le manque de variété dans mon alimentation.
J’ai hésité à adopter la petite chatte Pépita, moi qui ai toujours vécu avec des animaux; je craignais de ne pas être capable de prendre soin psychologiquement et monétairement de celle qui deviendra, heureusement, ma compagne de vie de plus de treize années. J’en ai été malade d’anxiété. Un animal de compagnie est, pour moi, ce que j’appellerais un patrimoine sensible, un « investissement » émotif et financier qui m’apporte de l’affection et une vie plus équilibrée, plus heureuse, plus propice à mon rétablissement.
Quand on perçoit des prestations d’aide de dernier recours, c’est qu’elles sont notre dernier recours. Toutes nos possessions sont alors réglementées. Il y a des contraintes, des obstacles à l’accumulation de patrimoine. On nous informe de ce qui est permis et de ce qui ne l’est pas en matière, par exemple, d’avoir liquide, de REER, de véhicule, de résidence principale, de résidence secondaire, d’héritage. Toutes ces règles sont tellement complexes et souvent contradictoires. Et on nous surveille. Ça participe du climat de suspicion qui est installé; je me sens présumé coupable, j’ai peur d’avoir fait une fausse déclaration et qu’on coupe mes prestations. J’ai peur d’attirer l’attention sur mon « cas » et d’en subir les conséquences négatives.
Non seulement je n’ai pas la richesse nécessaire pour aspirer à la propriété, mais pendant longtemps, ma situation par rapport au logement a été précaire; je consacrais les deux tiers de mon revenu au loyer. Les nouveaux propriétaires de l’immeuble où j’habitais depuis 13 ans voulaient que je quitte mon logement pour pouvoir augmenter le coût du loyer à leur guise. J’ai enduré leurs pressions et leur intimidation parce que je souhaitais rester dans mon logement et que, de toute façon, je n’avais pas les moyens de déménager. Ça m’a tout de même causé une grande souffrance. Et puis de guerre lasse, j’ai cédé et j’ai accepté de quitter mon appartement. Mais là, je devais faire face à une autre dure épreuve pour ma phobie sociale : la recherche d’un logement. Je faisais des boîtes sans savoir où j’allais me retrouver!
Je vis dans une coopérative d’habitation depuis bientôt 4 ans où j’ai accès à un logement subventionné et fraîchement rénové. Ça représente une nette amélioration de mes conditions de vie. Cette nouvelle situation, conjuguée à mon admission au programme de revenu de base en janvier 2023, a diminué ma peur de manquer d’argent; j’en ai plus à consacrer à mon alimentation, au transport en commun, à mes loisirs. C’est difficile, avec la famille et les amis, d’être celui qui n’a pas les moyens de faire une sortie au restaurant, au cinéma, au musée, au concert ou au théâtre, ou de toujours accepter de se faire inviter. Ça isole de l’entourage et ça brise les liens affectifs. Je suis aussi en mesure de me procurer l’équipement informatique nécessaire à ma vie en société, à l’accomplissement des activités associées à mon engagement avec divers organismes en tant que pair chercheur ou patient partenaire.
Même si, sur papier, le programme de revenu de base de l’aide de dernier recours permet de posséder plus de biens et d’avoir liquide, cette ouverture me semble purement théorique; en pratique, c’est irréalisable! Comment voulez-vous que j’accumule des biens matériels et monétaires d’une valeur pouvant aller jusqu’à 500 000 $ avec un revenu mensuel de 1 627 $, ce qui représente à peine 80 % de la mesure du panier de consommation, et un avoir liquide de départ de 887 $, à moins que ce ne soit par héritage ou en gagnant à la loterie?
Merci de votre attention! »