Thème: Climat et environnement
Publié le 8 juillet 2024
Les personnes en situation d’itinérance sont sur la première ligne des bouleversements climatiques. Elles se retrouvent ainsi contraintes de s’adapter, de manière de plus en plus marquée, à de nouveaux défis engendrés par le climat changeant. Cette réalité vient s’ajouter à leur lutte, déjà quotidienne, pour survivre à la condition de l’itinérance.
« Si demain il y a une apocalypse, je ne m’en vais pas chez des amis, moi je m’en vais avec des personnes en situation d’itinérance, c’est eux autres qui vont survivre, c’est les plus forts! »
– Intervenant·e rencontré·e, Laval, 2024
Un préprojet, porté par l’Observatoire québécois des inégalités et Ouranos, a permis d’établir un portrait exploratoire de la vulnérabilité des personnes en situation d’itinérance vis-à-vis des effets des changements climatiques et des manières dont elles peuvent être impactées différemment par les solutions d’adaptation mises en place.
Le rapport issu de cette démarche, examine ces enjeux encore méconnus dans le contexte urbain québécois, tout en se concentrant sur le cas de la ville de Laval. Le présent billet de blogue a pour objectif de mettre en lumière quelques éléments clés de cette courte initiative ayant permis d’arrimer les connaissances existantes dans la littérature avec des données qualitatives récoltées auprès d’actrices et d’acteurs de terrain à Laval par le biais d’entretiens.
L’itinérance croissante dans un climat changeant
L’itinérance au Québec n’est plus un phénomène marginal. Selon l’Enquête québécoise sur la santé de la population 2020-2021, réalisée auprès des personnes vivant en logement, « 4,7 % de la population de 15 ans et plus a déjà vécu un épisode d’itinérance cachée OU visible au cours de sa vie »[1]. Ceci représenterait un peu plus de 300 000 personnes en se basant sur les données du recensement de 2021 pour la province du Québec[2].
De surcroît, le phénomène de l’itinérance s’amplifie rapidement et une diversification de ses visages s’observe sur le terrain. Malgré la multitude de facteurs sous-jacents fragilisant le parcours de vie des personnes vivant un épisode d’itinérance[3], force est de constater que la crise du logement et la hausse du coût de la vie sont des éléments qui contribuent de manière grandissante au basculement vers l’itinérance d’un nombre croissant de personnes[4-5].
« On en est là, les hébergements sont tous pleins. Il y a quelqu’un qui avait une cabane, il s’était construit une petite cabane, puis il a réussi dernièrement à se trouver un logement. Cette merveilleuse personne-là m’a offert temporairement sa cabane pour placer du monde dedans en attendant. Donc je place du monde caché dans le bois, dans des cabanes… »
– Intervenant·e rencontré·e, Laval, 2024
Parallèlement, la littérature est claire, les inégalités socio-économiques existantes affectent grandement la vulnérabilité des individus aux effets des changements climatiques[6]. Par conséquent, puisque vivre en situation d’itinérance est synonyme d’un cumul de désavantages multidimensionnels et intersectionnels, ces personnes se retrouvent dans des situations de grande précarité face aux effets du climat changeant.
En effet, il a été mis en évidence que les personnes en situation d’itinérance, visible ou cachée, sont (1) disproportionnellement exposées aux effets des changements climatiques, notamment puisqu’elles sont dépourvues d’un logement ou que celui-ci est inadéquat/inadapté aux nouvelles réalités climatiques. (2) Leur sensibilité peut être accrue, entre autres, par la prévalence de problèmes de santé chroniques, de santé mentale et de consommation de substances au sein de la population en situation d’itinérance. (3) Sans compter que divers obstacles peuvent limiter leur capacité à s’y adapter, comme les démantèlements qui amènent la crainte constante de tout perdre du jour au lendemain. La combinaison de ces réalités contribue à les rendre particulièrement vulnérables aux effets des changements climatiques.
Un fardeau climatique injuste porté par les personnes en situation d’itinérance
À travers cette initiative, ce sont les effets liés aux variations de température, aux variations dans les régimes de précipitations, aux extrêmes climatiques, à la qualité de l’air ainsi qu’aux maladies à transmission vectorielle qui ont été étudiés, de manière non exhaustive. Ceux-ci ont été identifiés comme étant pertinents pour les milieux urbains québécois et particulièrement pour la ville de Laval, mais aussi comme ayant potentiellement des impacts importants sur les personnes en situation d’itinérance.
Par exemple, selon les entretiens réalisés, auparavant la période hivernale semblait être la période de l’année la plus pénible pour les personnes en situation d’itinérance, notamment en raison des impacts du froid sur leur santé physique et psychologique. Néanmoins, divers enjeux semblent gagner en importance tout au long de l’année. L’été qui pouvait auparavant être considéré comme une certaine période de répit s’avère être de plus en plus éprouvant, notamment avec l’augmentation et l’intensification des vagues de chaleur ou encore des extrêmes climatiques estivaux.
Une étude réalisée à Toronto indique d’ailleurs que le fait de souffrir de troubles psychiatriques préexistants multiplie par trois le risque de décéder lors d’une vague de chaleur[7]. Ceci pose le risque d’impacter disproportionnellement les personnes en situation d’itinérance, puisque, selon le dénombrement du 11 octobre 2022 réalisé au Québec, 57 % d’entre elles expriment vivre avec des enjeux de santé mentale[8].
De plus, la variabilité grandissante des températures hivernales ainsi que l’augmentation des précipitations sous forme de pluie pendant l’hiver ressortent à la fois des entretiens et de la littérature comme des conditions particulièrement difficiles auxquelles les personnes en situation d’itinérance doivent de plus en plus faire face[9].
Par exemple, selon une étude réalisée en Australie, lorsque les effets du froid sont combinés à la pluie, il peut y avoir un accroissement jusqu’à 20 fois de la perte de chaleur corporelle[9]. De plus, le froid n’a pas à être extrême pour entraîner des répercussions majeures sur les personnes en situation d’itinérance[10]. Effectivement, une étude réalisée à Toronto met en évidence que 72 % des cas d’hypothermie recensés chez les personnes en situation d’itinérance sont survenus lors de températures au-dessus de ‑15 °C[11] – un effet du froid qui touche d’ailleurs davantage ces personnes que le reste de la population[7].
Les personnes en situation d’itinérance risquent de porter de plus en plus un fardeau climatique disproportionné entraînant des effets néfastes sur leur santé physique et psychologique ; une diminution de leur bien-être ; un débordement des ressources d’hébergement d’urgence ; une déstabilisation de leurs routines quotidiennes ; une augmentation de pertes diverses ; une entrave à leur réinsertion sociale ; un risque accru de décès ; etc.
« Il y a eu le verglas où tout le monde devait se mettre chez eux pour être en sécurité puisqu’il y avait des arbres qui tombaient partout et c’était la grosse catastrophe. Mais les personnes en situation d’itinérance n’avaient pas d’endroit où se mettre en sécurité. Ou encore la tornade qu’on a eue, mais ces personnes-là étaient littéralement dans la pluie sous l’eau avec des tornades autour d’eux, en se disant : « Peut-être que je vais mourir ce soir! ».
– Intervenant·e rencontré·e, Laval, 2024
L’itinérance dans l’angle mort des solutions d’adaptation
Les considérations sociales, d’équité et de justice sont encore émergentes dans le contexte de l’adaptation aux changements climatiques. Ainsi, les réalités complexes et diversifiées entourant l’itinérance sont souvent négligées dans ces démarches d’adaptation, ce qui peut involontairement contribuer à amplifier certaines inégalités sociales, climatiques et de qualité de vie vécues par ces populations déjà marginalisées[12].
Par exemple, il ressort des entretiens réalisés que malgré les bénéfices des haltes chaleur et fraîcheur pour les personnes en situation d’itinérance, ces haltes ne sont pas suffisamment nombreuses et les critères d’ouverture ne tiennent généralement pas compte des réalités uniques de ces personnes. De plus, les refuges d’urgence mis en place en réponse à des extrêmes climatiques peuvent être associés à des expériences (interpersonnelles et institutionnelles) violentes et discriminatoires pour les personnes en situation d’itinérance et plus particulièrement pour les femmes, les personnes racisées ainsi que les personnes de la diversité sexuelle et de genre[13-14]. Ces personnes pourraient ainsi être réticentes à aller trouver refuge dans ces lieux par crainte pour leur sécurité et leur dignité.
Les personnes en situation d’itinérance ou ayant une expérience vécue de l’itinérance sont également grandement sous-représentées, voire exclues, dans les processus décisionnels et les espaces de consultations publiques en lien avec l’adaptation aux changements climatiques. De multiples barrières à leur pleine participation existent et peuvent, par exemple, être liées à des enjeux d’accès à l’information, de déplacements, de littératie, de connaissances en matière de changements climatiques, de crainte du jugement ou de la non-reconnaissance de leurs expériences.
Pour répondre aux besoins des personnes en situation d’itinérance dans toute leur diversité, et ce de manière équitable et juste, davantage de mesures ciblées et/ou inclusives d’adaptation pourraient être élaborées. Ceci nécessiterait toutefois une concertation entre différentes parties prenantes, une meilleure sensibilisation et compréhension des réalités de l’itinérance dans un climat changeant ainsi qu’une valorisation des voix de ces personnes dans ces processus.
« Les changements climatiques ce n’est pas qu’une question de planète, ce n’est pas qu’une question d’environnement, c’est une question de personnes. Puis quand on place la personne au centre, j’ai l’impression que ça fait avancer beaucoup plus les choses. On est là pour améliorer le climat, puis on est là pour améliorer les conditions de vie des gens qui vivent dans cet environnement-là ».
– Spécialiste de la DSP du CISSS de Laval rencontré·e, Laval, 2024
Un éclairage nécessaire pour soutenir la résilience des populations vulnérables face à un climat changeant
Bien que les personnes en situation d’itinérance soient reconnues comme étant vulnérables dans un climat en changement, elles ne sont pas suffisamment prises en compte dans les études sur les impacts des changements climatiques[10]. Cette invisibilisation des réalités de l’itinérance contribue à relayer ces personnes dans l’angle mort des solutions d’adaptation ainsi qu’à limiter leur force de résilience.
Les multiples inégalités vécues par les personnes en situation d’itinérance risquent de s’aggraver avec l’accélération des impacts des changements climatiques, d’où l’importance d’une action climatique concertée, inclusive et porteuse de justice.
En considérant que cet enjeu demeure peu documenté, et particulièrement dans le contexte québécois, l’idée de ce préprojet était de poser les assises d’un projet de recherche plus approfondi à long terme.
Effectivement, la présente initiative souligne l’importance de mener davantage de recherches, avec une approche de recherche-action participative, afin de développer une meilleure compréhension des interrelations entre itinérance, changements climatiques et adaptation. Ce futur projet s’inscrirait dans une perspective de justice environnementale intersectionnelle et de réduction des inégalités climatiques au Québec.
Références
Pour consulter le premier billet de blogue de l’Observatoire présentant cette initiative : Itinérance et changements climatiques : révéler l’angle mort
Pour consulter le rapport complet : Impacts différenciés des effets des changements climatiques ainsi que des solutions d’adaptation sur les personnes en situation d’itinérance
[1] Institut de la statistique du Québec. (2023). Enquête québécoise sur la santé de la population 2020-2021. Gouvernement du Québec.
[2] Statistique Canada. (2022). Recensement de la population de 2021, Tableau de profil : Québec. Gouvernement du Canada.
[3] Bellot, C. et Gadbois, J. (2022). L’itinérance au Québec – Deuxième portrait. Ministère de la santé et des services sociaux (MSSS).
[4] Table nationale des corporations de développement communautaire (TNCDC). (2024). Populations vulnérables, crise du logement, ressources épuisées : il est urgent d’agir. TNCDC.
[5] Réseau SOLIDARITÉ Itinérance du Québec (RSIQ). (2024). Prévenir et réduire l’itinérance au Québec – Mémoire prébudgétaire [mémoire]. RSIQ.
[6] Islam, S. N. et Winkel, J. (2017). Climate change and social inequality. United Nations Department of Economic and Social Affairs, (152).
[7] Wang, X. et al. (2014). Acute impacts of extreme temperature exposure on emergency room admissions related to mental and behavior disorders in Toronto, Canada. Journal of Affective Disorders, 155.
[8] Ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS). (2023). Dénombrement des personnes en situation d’itinérance visible au Québec – Rapport de l’exercice du 11 octobre 2022. Gouvernement du Québec.
[9] Cusack, L. et al. (2013). Extreme weather-related health needs of people who are homeless. Australian Journal of Primary Health, 19.
[10] Kidd, S. A., Greco, S. et McKenzie, K. (2021). Global Climate Implications for Homelessness : A Scoping Review. Journal of Urban Health, 98(3).
[11] Zhang, P. et al. (2019). Cold Weather Conditions and Risk of Hypothermia Among People Experiencing Homelessness : Implications for Prevention Strategies. International Journal of Environmental Research and Public Health, 16(18).
[12] Després, E. (2021). État des connaissances sur les enjeux d’inégalités associées aux solutions d’adaptation aux changements climatiques. Rapport présenté à Ouranos et à l’Observatoire québécois des inégalités.
[13] Goldsmith, L. et Méndez, M. (2022). Queer and present danger : understanding the disparate impacts of disasters on LGBTQ+ communities. Disasters, 46(4).
[14] Vickery, J. (2018). Using an intersectional approach to advance understanding of homeless persons’ vulnerability to disaster. Environmental Sociology, 4(1).
Ce préprojet a été rendu possible grâce au financement accordé par Ouranos, via le Plan pour une économie verte du gouvernement du Québec.