Abolition du bouclier fiscal : le piège de pauvreté se resserre

Publié le 10 avril 2025

Le 25 mars dernier, le ministre des Finances présentait le budget 2025-2026 du gouvernement du Québec « Pour un Québec fort ». Certaines des mesures qu’il contient découlent de l’examen des dépenses fiscales, un processus visant à évaluer l’efficacité et la cohérence des mesures fiscales en place et à contrôler les coûts.

Parmi les 170 mesures fiscales examinées, 10 sont passées au couperet. C’est le cas du bouclier fiscal, une mesure peu connue soutenant les travailleuses et les travailleurs à faible revenu.

Le bouclier fiscal : un levier sous-exploité

Si on résume à grands traits, le bouclier fiscal permettait de protéger l’accès à certains crédits d’impôt dans l’année suivant une augmentation de revenu de travail. D’une valeur moyenne de 244 $, il bénéficiait à 140 000 personnes chaque année. Près d’un bénéficiaire sur quatre (71 %) était une personne seule ou une famille monoparentale et la grande majorité avait un revenu net situé entre 11 000 $ et 35 000 $ en 2022.

Le gouvernement justifie cette abolition par le fait que la mesure est peu connue et qu’elle protégeait l’accès à deux crédits seulement. En effet, seuls la prime au travail et le crédit d’impôt pour frais de garde d’enfants étaient protégés par le bouclier fiscal. Plutôt que de mettre en œuvre des solutions pour pallier ces lacunes, le gouvernement a simplement choisi d’abolir la mesure.

Il s’agissait pourtant de l’une des rares mesures permettant de s’attaquer au fameux « piège de pauvreté » qui entrave la situation économique des personnes à faible revenu cherchant à améliorer leurs conditions de vie en travaillant davantage.

Qu’est-ce que le piège de pauvreté?

Le concept de piège de pauvreté, ou trappe à pauvreté, désigne la manière dont certains programmes gouvernementaux destinés aux personnes à faible revenu peuvent ériger des barrières significatives à leur sortie de la pauvreté.

L’un des mécanismes clés en jeu est le taux effectif marginal d’imposition (TEMI), qui correspond à la charge fiscale réelle sur chaque dollar additionnel gagné. Plus une personne augmente son revenu de travail, plus elle paie d’impôts et de cotisations, mais surtout, plus elle perd accès à différentes prestations et programmes gouvernementaux.

Des TEMI élevés peuvent constituer une barrière importante à l’amélioration des conditions de vie des personnes à faible revenu. Ils sont d’ailleurs souvent plus élevés pour les personnes moins nanties que pour les personnes mieux nanties.  À titre d’exemple, le TEMI atteint 90 % pour une famille ayant un revenu de travail de 50 000 $ – ce qui signifie que, pour chaque tranche de 1 000$ de revenus de travail supplémentaires, cette famille n’aura accès qu’à 100 $ en revenu disponible – alors que le TEMI se situe à 45 % pour une famille ayant un revenu de travail de 150 000 $. Dans ce cas, la famille retiendra 550 $ en revenu disponible pour une tranche de 1 000 $ de revenus supplémentaires, un montant largement supérieur aux 100 $ de revenu disponible pour la famille moins nantie.

Figure. Taux effectif marginal d’imposition sur 1 000 $ de revenu de travail supplémentaire pour une famille de référence, Québec, 2023

Source : Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, Taux effectif marginal d’imposition

Ces barrières à la sortie de la pauvreté ne se limitent pas aux mesures fiscales. Plusieurs services publics proposent certains avantages aux personnes à faible revenu. Pensons notamment au transport en commun à coût réduit qu’offrent certaines municipalités ou encore à la gratuité des services de garde éducatifs à l’enfance (SGÉE) pour les personnes prestataires des programmes d’assistance sociale. En plus de faire face à des TEMI très élevés, les personnes à faible revenu qui tentent d’améliorer leurs conditions de vie perdent l’accès à ces avantages à mesure que leur revenu de travail augmente. Cela entrave sérieusement leur sortie de la pauvreté.

Réduire les entraves à la sortie de la pauvreté

Bien qu’imparfait, le bouclier fiscal avait le mérite de réduire les TEMI dans l’année suivant une augmentation du revenu de travail. Cette mesure, mise en place en 2016 dans la foulée de la Commission d’examen sur la fiscalité québécoise, aurait gagné à être bonifiée. La Chaire en fiscalité et en finances publiques suggérait d’ailleurs des pistes intéressantes à cet effet : ajout de la cotisation à la RAMQ comme composante du bouclier fiscal, augmentation de la limite du revenu protégé de 4 000 $ à 5 000 $ et augmentation du taux du bouclier fiscal de 75 % à 100 %. Ces améliorations, combinées à un effort pour accroître la notoriété de la mesure – une meilleure connaissance encouragerait davantage le travail – auraient permis d’en améliorer l’efficacité et de corriger les lacunes soulevées par le gouvernement.

Plus largement, les gouvernements, et particulièrement ceux qui misent sur les incitatifs au travail pour réduire la pauvreté, ont intérêt à se pencher sérieusement sur la problématique du piège de pauvreté et à revoir leur approche. Il apparaît utile de rappeler que les prestataires d’aide sociale voient leurs prestations amputées de près de 100 % pour chaque dollar supplémentaire gagné lorsque leur revenu de travail net dépasse 2 400 $ par année (ou 3 600 $ selon le type de ménage). La prime au travail atténue cet effet, mais celle-ci ne sera plus protégée par le bouclier fiscal à la suite de son abolition.

L’examen des dépenses fiscales venant d’être complété, de même que la récente réforme de l’assistance sociale, offrait pourtant une occasion d’agir sur la problématique du piège de pauvreté. Certains experts recommandaient d’ailleurs l’élargissement du programme de revenu de base, qui permet à ses bénéficiaires de gagner un revenu de travail allant jusqu’à 15 708 $ en 2025 sans réduction de prestations, à tous les prestataires des programmes d’aide de dernier recours.

Une telle mesure vise justement à éviter de pénaliser les personnes qui tentent d’améliorer leur situation économique en augmentant leurs revenus d’emploi, afin que ces gains ne soient pas entièrement éliminés ou largement amputés par des pertes au niveau des prestations.

Lutter plus efficacement contre la pauvreté

Au cours des deux dernières décennies, le gouvernement du Québec a surtout mis en place des mesures visant à atténuer les conséquences de la pauvreté. Toutefois, s’il souhaite la faire reculer durablement, une approche plus ambitieuse, misant sur des mesures structurantes, est nécessaire.

Un tel chantier doit s’appuyer sur l’expertise des premières personnes concernées : celles vivant dans la pauvreté. Leur participation à la réflexion est essentielle pour prévenir certains écueils, notamment l’adoption de mesures qui risquent de les stigmatiser encore davantage.

D’ici là, à compter du 1er janvier 2026, l’abolition du bouclier fiscal qui bénéficiait à 140 000 personnes particulièrement vulnérables permettra d’économiser 35 millions de dollars par année à l’État. Bien que cette somme puisse sembler modeste (0,02% des dépenses de portefeuille), elle représentait une aide précieuse pour ses bénéficiaires. À titre comparatif, les baisses d’impôts introduites dans le budget 2023-2024 génèrent un manque à gagner de 1,7 milliard de dollars par année.

Comme plusieurs autres organisations, l’Observatoire québécois des inégalités a identifié des solutions beaucoup plus payantes (par exemple, accroître la progressivité de l’impôt sur le revenu et mieux imposer le patrimoine), capables de générer de nouveaux revenus tout en réduisant les inégalités, lesquelles – il faut le souligner dans le contexte actuel – fragilisent la cohésion sociale et érodent la confiance envers les institutions.

Cet article a d’abord été publié dans Options politiques et est republié ici sous licence Creative Commons.

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